C’est qui, Toi ?

 

            Donc, j’ai craqué après avoir tenu bon. J’ai une façon de « tenir bon » qui me laisse penser que je suis plus diplomate que guerrier.

            Nous sommes le 18 avril, l’anniversaire de Catherine sera pour le 5 mai. J’ai un peu plus de quinze jours pour me préparer psychologiquement à Ta venue. C’est court.

 

            Le 19 avril, subrepticement, j’ai ouvert des livres expliquant tout sur les toutous, tout, tout, tout ! (Tu noteras au passage que Tu m’as vraiment retourné la tête, Toi, le toto chou-chou… Non : Toi, le toutou chow-chow).

            Consciencieusement, je prends le dictionnaire Larousse et lis : « chow-chow, chien de compagnie d’une race d’origine chinoise ». Ah ! voilà pourquoi tu as les yeux bridés. Tu manges beaucoup de riz ? Hi ! hi ! hi ! hi ! Tu me fais rire comme un Chinois. Je suis en train d’avoir les yeux bridés comme Toi.

            Consciencieusement, je prends le dictionnaire Robert et je lis… Non ! je ne lis rien du tout. Pas de chow-chow, ni dans le Robert d’hier, ni dans le Robert d’aujourd’hui (illustré celui-là). Avec soixante mille mots, ils n’ont même pas réussi à parler de Toi. Le soixante mille et unième, peut-être ?

            Consciencieusement, je prends un bon vieil ouvrage de 1959 édité par la Librairie Larousse. Tu as droit à presque deux pages ! Tu es plutôt bien coté par la maison Larousse, la couleur rousse de Ton pelage y serait pour quelque chose ?

            Je note au passage que ce livre a été offert à Catherine par sa Mamy. Dédicace en première page :

            Ma Petite Catherine,

            En souvenir de ton grand’père qui t’a transmis son amour pour les chiens. Le sien, Echec*, a été son plus grand ami.

            Mamy

 

* J’ai appris plus tard que ce chien avait été ainsi prénommé à cause de ses deux couleurs de base, celles d’un jeu d’échecs : le blanc et le noir. C’eût été un comble tout de même de baptiser un noble compagnon avec un nom qui signifie « manque de réussite ». C’est un peu comme si moi, je m’appelais « ratage », Tu Te rends compte ? (Ouais ! Celle-là, je ne pouvais pas la rater de toute façon. Mon vrai nom est François RATAJ, voilà pourquoi l’utilisation de pseudonymes.)

 

            Ils s’étaient donc tous ligués contre moi ! C’est un complot orchestré depuis un bon moment déjà ! Il n’y a pas de date à cette dédicace mais je suppose que la profonde attirance de Catherine pour ces fidèles compagnons ne date pas d’hier.

            Consciencieusement toujours, je détaille l’article qui T’est réservé, Toi, le bourreau des cœurs. Pour les spécialistes, Tu appartiens à la famille des Spitz, branche évoluée du loup. Ah ! Tu commences à me plaire vraiment : j’adore les loups et leur regard cruel ! Si en plus Tu es « évolué » alors nous allons bien nous entendre. Continuons… Zut ! Il paraît que « le Chow a très peu l’apparence du loup et son origine doit vraisemblablement provenir d’une souche antérieure à celle de cet animal ». Je me disais aussi : avec une allure aussi pépère, Tu n’as rien d’un prédateur.

 

            On me confirme que Tu viens bien de la Chine. Dis donc, un « ouah ! ouah ! » en chinois, ça donne « oueng ! oueng ! » ? (Hi ! hi ! hi ! hi !) M’apprendras-Tu Ta langue d’origine ? Et à propos de langue, il paraît que Tu l’as bleu-noir… Ça laisse des traces si Tu nous lèches le visage ?

            Il semble que Tu sois un type tout à fait exceptionnel grâce à (je cite) : « Ta forte ossature, Ton pied de chat et ce jarret étrangement bas, presque anormal, qui donne au Chow en marche la possibilité de pousser les doigts en arrière comme si l’articulation était inversée… » Tout cela, pour moi, c’est du chinois. Ah ! oui : excuse-moi ! J’avais oublié d’où Tu venais ; voilà pourquoi nous baignons dans les chinoiseries. Bon ! nous n’allons pas continuer à chinoiser car sur photo Tu as une allure vachement élégante et c’est l’essentiel.

 

            Continuons notre lecture. Tu es considéré comme le must du chien utilitaire : chien de garde pour l’habitation, les sampans ou les jonques ; chien de chasse pour la zibeline que Tu es capable d’attendre des jours et des nuits en bas de l’arbre sur lequel elle s’est réfugiée ; chien de halage et de trait, et enfin – triste destinée – chien comestible.

            Je Te rassure tout de suite : nous ne Te découperons pas dans nos assiettes. A partir de tout de suite, je veux connaître la composition exacte de tous les steaks hachés qui passeront dans cette maison. Il faut donc combattre un fléau beaucoup plus grave que celui de la vache folle : les plats chow-chow. Par précaution, nous mangerons froid à l’avenir – et des crudités, le plus souvent possible –

            Bouffer du chien ! Au prix que ça coûte !

 

            J’apprécie beaucoup que l’on Te considère comme un chien de garde. Je constate aussi que Tu es patient et courageux. Ils T’ont fait aussi haler et traîner des tas de fardeaux à ce que je vois. Dis moi : Tu as dû souvent mener une vie de… chien, hein ?

            Pour la garde de l’habitation, sois tranquille, il y a moi.

            Pour la chasse, nous verrons ce que Tu sais faire quand je me bagarrerai avec Toi à coups de polochons.

            L’auteur de l’article nous précise : « Le Chow, on le voit, a été mis à toutes les sauces. » Quelle chiennerie d’humour ! N’aie pas peur, toutou que je ne connais pas encore : je ne fais jamais la cuisine. La seule sauce que j’aurai à Te proposer et que Tu apprécieras sans aucun doute sera « l’isson » (saucisson).

 

            Pauvre malheureux ! On dit de Toi que Tu as rarement joui de l’affection d’un maître. « Voilà pourquoi, s’est-il replié sur lui-même ; conscient de sa dignité, il veut bien servir mais pas en esclave. » C’est bien vrai que Tu as l’air très digne, presque hautain et que Tu sembles garder Tes distances en permanence. Si Tu étais capable de croiser les bras, de faire des courbettes et de rire à pleines dents, Tu ressemblerais à un mandarin.

            J’apprends également que Tu es devenu un « chien-chien » de compagnie grâce à une sélection rigoureuse et à des croisements savamment surveillés. Autrement dit, « Monsieur » ne vient pas de la race des bâtards, « Monsieur » ne fréquente pas n’importe qui, « Monsieur » n’accorde pas ses faveurs au premier venu. J’espère que Tu condescendras à accepter de vivre dans notre foyer, j’espère que Tu me tolèreras et que Tu ne feras pas la gueule à longueur de journée. Sincèrement, je commence à angoisser… Pour la raison inverse, cette fois-ci : au départ, j’étais anxieux en apprenant Ta possible venue ; maintenant, je suis anxieux car j’ai peur que Tu refuses de venir.

 

            « Scowl » : c’est la traduction en anglais de « mine renfrognée » et « mauvaise humeur ». C’est aussi l’expression que Tu as le plus souvent ou du moins, l’impression que Tu donnes, toujours d’après les spécialistes de la question. Et ben dis donc ! Toi et moi, nous ferons souvent la paire et j’en connais une qui ne sera pas à la fête. Elle qui se fait tant de joie pour Ta venue…

            On m’explique que Tu T’attaches sincèrement à Tes maîtres mais que Tu n’es jamais exubérant dans Tes démonstrations. Le chow-chow ne tient pas comme la plupart des chiens à être cajolé, il est calme, un peu « chat ». Oh ! Hé ! Tu ne fais pas « miaou ! » quand même ?

 

            Je termine la lecture du chapitre qui T’est réservé : « Il est bon gardien, très dédaigneux envers les étrangers, mais il peut passer de l’impassibilité à l’action la plus vive. D’un naturel exceptionnellement propre, d’une éducation parfaite, le Chow n’est pas seulement le type parfait du chien de garde : il est le plus beau et le plus attachant des compagnons. » (La répétition du terme «  parfait » et de l’expression « le plus… » aurait tendance à me complexer mais ne soyons pas susceptible.)

 

            Voilà, voilà..

            Après toutes ces cogitations, ma conclusion est la suivante : la seule bête à apprivoiser dans cette maison, c’est moi. J’ai une nature plus sauvage que n’importe quel loup et ce n’est pas un gentil toutou comme Toi qui va déstabiliser notre foyer. Peut-être que Toi, Tu sauras m’apprivoiser…