Tu vas rire si je Te raconte ce que j’ai fait tout de
suite après avoir lu la lettre de Catherine. Oui, oui ! c’est à Toi que je
m’adresse de nouveau, Toi le chow-chow générateur d’inspiration chez nous,
pauvres humains. Toi qui a donné l’envie d’écrire à Catherine. Et moi, que
crois-Tu que je vais faire ? Rester les bras croisés ?
Je disais donc que je vais Te faire sourire en Te
racontant la première de mes réactions. J’ai ouvert un tiroir de bureau
contenant des classeurs en carton de différentes couleurs. Machinalement, j’en
ai cherché un de la couleur de Ton pelage. Il m’en faut un roux, couleur fauve,
tacheté de brun. Ces foutus fournisseurs de matériel de bureau manquent
d’imagination : rouge, vert, jaune ou bleu. Sorti de là, rien ! Ah oui ! en
voilà un rouge orangé qui est assez proche de la teinte de tes poils. Il
manquera les plaques brunâtres mais tant pis ! il faut faire avec ce que l’on a.
Et que crois-Tu que j’en fais de ce classeur rouge
orangé sans plaques brunâtres ? Tu as deviné : j’y mets le billet doux de
Catherine. Et ensuite ? Ben oui : j’y glisse un paquet de feuilles blanches qui
restent à griffonner. Et pour parler de qui ? De Toi, bien sûr.
C’est ainsi que naît un livre avec moi : la prise de
décision se fait en deux dixièmes de seconde. Pour le terminer, il faut un
million de fois plus en temps, mais ne Te casse pas la tête, c’est une question
d’organisation. Pour répondre à la petite lettre de Catherine (parce que, bien
sûr, il faut répondre), deux cents pages seront nécessaires au bas mot. Rapport
de un à deux cents : c’est bien la proportionnalité à conserver avec une femme
pour qu’elle vous respecte, n’est-ce pas ? Si la femme et l’homme étaient
vraiment sur le même pied d’égalité dans toutes les échelles de valeur, autant
constituer une société unisexuée et ne plus faire de différence entre l’un et
l’autre.
Pour revenir à mon sujet « les papiers », je dois
T’expliquer une chose. Notre vie entière de pauvres humains est parsemée de
papiers. Il y a ceux que l’on garde et il y a ceux que l’on jette. Parmi ceux
que l’on garde précieusement, il y a ce que je vais écrire maintenant. Ton cas
m’a paru suffisamment intéressant pour que je Te consacre au minimum deux cents
pages de format 13 x 20 que nos descendants liront avec délice au coin de la
cheminée les soirs d’hiver. Par ailleurs, comme je l’ai expliqué, la gentille
lettre rédigée par Catherine constitue à mes yeux un événement suffisamment
important pour que je lui consacre un livre. On est seigneur ou on ne l’est pas.
J’ai donc pris un dossier roux orangé pour y ranger
mes premiers manuscrits. Avant Ta venue, j’ai décidé d’offrir à Catherine pour
son anniversaire (le 5 mai, rappelons-le) un petit fascicule d’une cinquantaine
de pages qui constituera en quelque sorte une entrée en matière à l’ouvrage que
je vais Te consacrer. Dans ce fascicule, je souhaite que Catherine décèle chez
moi un minimum de sentimentalité et que l’on ne perçoit pas toujours à cause de
mes réactions belliqueuses. Le vrai rustre ne possède aucune acuité de
perception. Tu as compris, Mon Vieux, que tous ces papiers que j’ai barbouillés
me permettent d’imaginer que je serai un jour un écrivain à succès et me
permettent surtout d’avoir la certitude de n’être qu’un rustre raté.
Papier : c’est ce que Tu as d’abord été, gentil
chow-chow. Tu as été une photo accrochée au mur. Cette même photo que j’ai
regardée ostensiblement le jour de ma brouille avec Catherine à Ton sujet.
Papier Tu seras encore à Ta naissance car les pures races canines ne se
reproduisent jamais sans trace écrite et attestations en tous genres. Les
papiers Te suivront ensuite pour les vaccinations, visites de vétérinaire et
surtout, si Tu conçois des petits bébés par la suite. La vie est ainsi faite de
nos jours : plus possible de lâcher le moindre pet dans la nature sans qu’un
papier ne vienne authentifier le scénario avec date, heure et circonstances
précises. Avec l’avènement informatique, c’est devenu encore pire.
Et il faut croire que nous n’étions pas suffisamment
encombrés par les papiers puisque j’ai décidé d’en sortir d’autres à Ton sujet.
Tu prends Ton futur maître pour un fou, hein ?
Peut-être pas tant que Tu le crois.
Au cours de plus d’un demi-siècle d’existence, j’ai
manipulé et vu défiler des dizaines de milliers de papiers : cahiers scolaires,
comptes-rendus, diplômes, dossiers sécurité sociale, allocations familiales,
cartes grises, attestations d’assurance, journaux, certificats divers, courriers
administratifs, réclamations et autres. Je n’ai rien conservé de tout cela car
ils n’ont plus de valeur pour mon cœur. J’ai tout jeté. Figure-Toi que je n’ai
même pas eu envie de conserver les papiers de la Banque de France communément
appelés « billets de banque » ou « argent ». Jeté ! Tout jeté !
Maintenant, je ne conserve que les papiers qui
contribuent à mon bonheur immédiat.
D’abord, il y a le papier de Catherine.
Ensuite, il y aura le livre que j’ai décidé de Te
consacrer avec toutes les photos que nous prendrons de Toi.


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