L’emmerdeur

 

            Il paraît que je suis parfois un emmerdeur Raï-Ma. C’est François qui le dit de temps en temps. Moi, je ne m’en rends pas compte vraiment puisque mon ptimète* est lui-même un emmerdeur. C’est lui-même qui l’avoue de temps en temps. Je l’ai entendu souvent murmurer à lui-même : « Je suis décidément un casse-bonbons ! » Alors tu vois Raï-Ma, s’il m’arrive d’être emmerdeur, c’est parce que je suis à bonne école.

            Tout cela, ce n’est pas bien grave. L’essentiel, c’est de reconnaître que personne sur Terre n’a toutes les qualités du monde. L’essentiel, c’est aussi de pouvoir rigoler de nos comportements de balourds après-coup car, sur le moment, on ne s’en rend jamais compte. C’est ce que je vais faire avec toi Raï-Ma : te faire rire !

 

            Dimanche 14 octobre 2001, 9h30 : je suis en voiture avec Catherine et François. Nous n’allons pas vraiment en balade pour une fois, bien que l’on soit dimanche. Nous faisons le trajet Nice-Monaco pour conduire Catherine à son bureau. Et oui !, à son bureau, un dimanche matin alors que tous les autres font la grasse matinée. Et pour quelle raison ?, vas-tu me demander Raï-Ma.

            Et bien voilà.

            Hier soir, Catherine s’est aperçue brutalement qu’elle avait oublié de traiter un document important sur son ordinateur de bureau. Elle était très stressée la pauvre car les conséquences peuvent être bien graves. Catherine s’occupe de faire naviguer des pétroliers dans le monde entier. Elle remplit les bateaux de pétrole et les capitaines sont chargés de livrer leur cargaison à bon port. Pour cela, il faut faire des papiers, beaucoup de papiers. D’après ce que j’ai compris, ma ptitemète* Catherine avait été débordée par les coups de fils reçus vendredi dernier à son bureau. Elle n’a pas eu le temps de donner les instructions pour que certaines liasses administratives suivent leur cours. Elle s’en est aperçue le lendemain et elle est très soucieuse, voire paniquée. A cause d’elle, il y aura peut-être encore une marée noire. Peut-être aussi que l’Occident sera à cours de combustible. Les usines vont s’arrêter. Le monde entier va connaître la décadence à cause de cet oubli de la pauvre Catherine qui se fait un sang d’encre, encre aussi noire que le pétrole brut dont elle a la garde.

 

François a proposé son aide. Il a suggéré à Catherine de partir tranquillement au bureau dimanche afin de débloquer la situation. Nous la conduirons en voiture. Deux heures seront entièrement suffisantes. Sur place, Catherine aura l’occasion de régulariser la situation. Pendant ce temps, j’en profiterai pour me balader à Monaco en compagnie de mon ptimète.

Adjugé ! Rassérénée, Catherine n’avait plus qu’à passer une soirée de samedi paisible. Nous nous chargeons de tout ! Nous la conduirons à son boulot, elle fait son boulot et nous la ramenons deux heures plus tard. Avec nous, jamais de problème !

 

Du problème, il a commencé à en avoir néanmoins sur l’autoroute, à l’aller. Oh !, il ne venait pas de François, une fois n’est pas coutume. Il ne venait pas non plus de Catherine qui était beaucoup trop absorbée par les documents qu’elle allait devoir traiter. François, en bon garçon prévenant qu’il est quand il veut, cherchait en permanence à rassurer Catherine. Non, le problème est plutôt venu de mon côté. Monte dans la voiture avec moi Raï-Ma, je vais t’expliquer en direct.

 

Quel beau dimanche matin d’octobre ! C’est un plaisir que de rouler sur cette autoroute quasi déserte. D’après ce que nous explique Catherine, en semaine cette autoroute est noire de monde. Il y a des bouchons un peu partout et il faut être très vigilant pour ne pas causer d’accident. Et quand vous avez bien fait attention pendant tout le trajet, à l’entrée de Monaco, en guise de récompense, vous avez plusieurs kilomètres de ralentissement car il y a toujours des bouchons à l’entrée de Monaco en semaine ! Monaco, c’est le New-York de la Côte-d’Azur. Tout le monde s’y précipite car c’est là que se brassent les plus grosses affaires. De surcroît, Monaco est logé sur un gros rocher en bord de mer, ce qui n’en facilite pas vraiment l’accès.

En ce dimanche matin, rien de tout cela : la route est parfaitement dégagée. C’est un plaisir de faire ce parcours. C’est bien simple, on ne devrait faire travailler les humains que le dimanche matin.

 

            Quelques kilomètres après la sortie de Nice, je me suis mis debout sur la banquette arrière. J’avais envie de regarder le paysage… C’est mon droit non ? Catherine et François sont particulièrement silencieux, ils admirent le paysage aussi. C’est vrai qu’elle est bien charmante cette autoroute qui serpente dans les montagnes. Le soleil brille, l’air est frais, le décor agréable, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

            Je me mets bien droit sur la banquette arrière, je regarde vers l’avant et je coince ma tête entre celle de Catherine et François. Pour bien montrer que j’apprécie aussi ce petit déplacement matinal, je commence à haleter, je fais : « Arrha ! Arrha ! Arrha ! »

            Je n’en ai écrit que trois Raï-Ma mais en réalité, il y en a bien plus. Puisqu’il me faut être précis, je te dirai que, compte tenu de la vitesse de déplacement du véhicule, j’en fais un tous les dix mètres. De l’extérieur, voici ce que l’on doit voir et entendre :

 

 

            Comme des bornes kilométriques, mes « Arrha ! » jalonnent le parcours.

            Catherine et François ne disent rien. François surtout. Je vois bien que François s’efforce de ne rien dire. Depuis ce matin, il se veut souriant et rassurant. Catherine a été suffisamment stressée à cause de cette histoire de paperasses, il faut que François la console un peu. C’est lui qui a proposé de conduire Catherine ce matin et pas question de perdre sa bonne humeur pour des peccadilles.

            Moi je continue mes « Arrha ! » en mettant mon museau juste à l’oreille de François pour qu’il entende bien. De la bave me coule du menton et elle vient imprégner la chemisette de François qui continue à garder le silence. Pourtant, je sais bien que François se retient pour ne pas dire quoi que ce soit. Je sais bien que François m’a entendu. Je sais bien que François a parfaitement compris pourquoi je fais mes « Arrha ! » Je sais bien que François a interprété par : « Arrha ! te-toi… » Non…, ce n’est pas cela, c’est : « Arrête-toi, j’ai envie de chier ! »

 

            Catherine m’a sorti ce matin de bonne heure mais je n’ai rien fait. C’est maintenant que j’ai envie de faire caca. Ce n’était pas ce matin que j’avais envie, c’est maintenant. Ce ne sera pas non plus tout à l’heure car s’il ne s’arrête pas je…

            « Bon ! J’ai compris ! »

            Ah enfin ! Enfin François se décide à parler. Depuis quelques minutes, il garde les dents serrées, il s’efforce de ne pas trop faire la gueule mais je sens qu’il commence à perdre patience. C’est vrai que la scène en énerverait plus d’un :

 

 

            Comme tu le vois derrière le pare-brise Raï-Ma, François a quand même une grimace de résignation. Sa réflexion « Bon ! J’ai compris ! » signifie en réalité : « Bien ! Il faut faire quelque chose ! » Il comprend vite ce François mais il lui faut du temps.

            En ce qui concerne Catherine, il n’y a jamais de crispation. Comme tu le vois Raï-Ma, Catherine est plutôt souriante. Elle a souvent sur les lèvres un petit sourire énigmatique de condescendance qui signifie : « Laissons faire. Tout s’arrangera. » Tu parles !, elle a bien d’autres problèmes à gérer notre Catherine en ce moment. Une femme qui risque de provoquer une marée noire dans tous les océans du monde ne va certainement pas commencer à paniquer parce que son chow-chow fait « Arrha ! Arrha ! Arrha ! » derrière elle. Le demi-litre de salive que je fais dégouliner sur la chemise de François n’est rien en comparaison des millions de tonnes de fuel qui pourraient provoquer une catastrophe écologique parce que Catherine a oublié d’envoyer un papier.

 

            Bon ! Il a compris mon François ! En s’efforçant de rester souriant, il se tourne vers Catherine et lui dit :

            « Manifestement, il faut que je m’arrête car Monsieur doit faire son dépôt. »

            Son dépôt ! Comment qu’il parle mon ptimète ! Faire mon dépôt…, autrement dit : déposer ma crotte. Ben oui quoi !, arrête-toi que je fasse ma déposition sinon tu seras jugé comme un maître indigne.

            Au fait Raï-Ma, tu as vu sur le dessin quelle place j’occupe dans la voiture ? Je pense qu’il y a une légère exagération sur cette illustration mais il est exact qu’un observateur doit avoir cette impression de l’extérieur : que j’envahis à moi tout seul l’ensemble de l’habitacle de la voiture. Ce n’est pas de ma faute si je suis grand, robuste, bien nourri et tout poilu.

            Le plus marrant, c’est lorsque je cesse de faire mes « Arrha ! Arrha ! Arrha ! » pendant deux à trois secondes. Cet intermède est destiné à me secouer. Je balance ma crinière de droite et de gauche à toute vitesse une dizaine de fois. Quelles belles giclées j’obtiens ! Toute la bave que je n’ai pas réussi à déposer sur la chemise de François se trouve propulsée sur toutes les vitres. Il y a également des mucosités qui atterrissent sur les cheveux de mes ptimètes mais il ne s’en rendent pas toujours compte car ils croient que c’est la climatisation de la voiture qui leur apporte un peu de fraîcheur. Comprends-moi Raï-Ma, si je me secoue c’est parce que je ne peux pas baver en permanence comme un nourrisson, il faut savoir rester propre.

 

            Si je parle aussi souvent de la chemise de François c’est parce que je me tiens exprès plus près de François que de Catherine, ce qui fait que je ne mouille pas les vêtements de Catherine. Catherine a été assez mouillée avec cette histoire de cargaison de pétrole, pas la peine de l’inonder davantage. François par contre, c’est le conducteur. C’est lui qui dirige les opérations. C’est à lui que mon message s’adresse lorsque je halète bruyamment à son oreille. C’est sur lui que ma salive de chow-chow impatient coule. C’est à lui à saisir très nettement le message que je diffuse : « Ça presse ! »

            « Oui, oui ! J’ai compris ! » qu’il répète en se tournant vers moi. Dans ses yeux, je vois beaucoup de commisération. Il participe à ma souffrance. C’est un gars bien sympa ce François tout compte fait, il me fait toujours passer en priorité. Calmement, il explique à Catherine :

            « Catherine, je te propose de ne pas emprunter le chemin le plus direct pour aller à Monaco. Po-Paï a besoin de faire sa crotte, il faut trouver un petit endroit bien tranquille. Si l’on prend le tunnel qui nous mène tout droit vers Monaco, il n’y a pas vraiment d’endroit sympathique. Par contre, si nous prenons vers la Turbie, sur la petite départementale, nous trouverons sans aucun problème. A la bretelle de sortie d’autoroute, il me semble bien qu’il y a un parking avec un petit espace vert. Ce léger crochet nous coûtera un quart d’heure supplémentaire mais la route est dégagée, il fait beau, tu as tout ton temps et nous ne sommes pas pressés. Qu’en penses-tu ? »

            Catherine est toujours d’accord sur tout. On passe par la Turbie !

            Pas pressés, pas pressés… C’est vite dit. J’ai failli faire remarquer à François :

            « Pas pressés ? Moi j’le suis ! Passe sous la montagne dans ton tunnel ou passe sur la montagne par la Turbie mais fais vite ! »

 

            Et il a fait vite ce brave bougre de François. Entre les tracas administratifs de Catherine et mes besoins physiologiques pressants, il n’hésite pas une seule seconde : il m’accorde priorité. Il appuie même sur le champignon pour aller plus vite. Nous avons démarré ce petit trajet très pépère à 80 km/h ; nous fonçons actuellement sur la Turbie à 160 km/h. Toi qui es une femme Raï-Ma, retiens bien ceci : c’est aux risques qu’un homme prend pour toi que tu mesures bien la valeur de l’amour qu’il te porte.

            En deux temps trois mouvements, nous atteignons le péage de la Turbie et nous arrêtons sur le parking. Rassurant, François propose à Catherine :

            « Ne bouge pas Catherine, reste dans la voiture. Je m’occupe de Po-Paï. »

 

            Avec cette pointe de vitesse à 160 km/h, la nervosité de Catherine est réapparue. François s’en est rendu compte et tente de calmer le jeu. Catherine accepte volontiers la proposition et en profite pour jeter à nouveau un coup d’œil sur les papiers qu’elle aura à traiter ce matin au bureau.

            Qu’ils fassent comme ils veulent. Pour moi, ce qui compte, c’est de sortir. Que ce soit avec l’un ou avec l’autre, je ferai mon dépôt de toute façon. Habituellement, je suis bien calme dans la voiture et j’attends patiemment la fin du voyage. Pour ce matin, nous dirons que je fais exception et ce n’est pas de ma faute si un climat d’angoisse s’est installé à cause de ces bateaux bourrés de pétrole qui déversent leur cargaison à la mer parce que l’informatique n’a pas envoyé les papiers à temps. Non mais des fois !

            Ils sont nombreux ceux qui se rendent à Monaco pour faire des dépôts. Pourquoi veux-tu Raï-Ma qu’il en soit autrement pour moi ?

            C’est un paradis fiscal, tout le monde le sait. Sauf pour moi : pas d’argent sale à blanchir. Les dépôts que je m’apprête à faire blanchissent tout seuls grâce aux champignons qui recouvrent les crottes d’une belle moisissure.

 

            Allez !, assez de bla-bla et passons aux actes. Tous ces « Arrha ! Arrha ! Arrha ! » m’ont essoufflé et respirer l’air frais me fera du bien. Avec toute cette bave que j’ai éliminée, j’ai aussi un peu soif et mettre ma truffe dans l'herbe mouillée me fera le plus grand bien aussi.

            Voyons un peu ce nouvel endroit.

            Je te fais les plans des lieux Raï-Ma :

 

 

            Le petit rectangle blanc sur le parking représente l’endroit où est garé notre véhicule automobile. Le cercle blanc représente un pylône électrique et je t’en parlerai plus tard.

 

Voici ces deux éléments sur un croquis séparé :

 

 

            En sortant de la voiture, François m’emmène sur le premier espace vert situé à proximité de la voiture. Il croit que je vais faire mon dépôt et hop !, en route ! Non mais…, crois-tu Raï-Ma que je vais déballer ainsi sur commande et n’importe où ? A-t-il oublié ce François que je ne fais mon dépôt qu’après mûre réflexion ? Ce n’est pas parce que je suis arrivé dans un paradis fiscal que je vais déballer mes richesses n’importe comment en fermant les yeux. Il me faut réfléchir avant, il me faut de la concentration, de la circonspection, analyser le pour et le contre, considérer les fluctuations du marché, faire un bilan prévisionnel, calculer méthodiquement et décider enfin… si je décide de le faire. Les opérations de Bourse ne se font pas n’importe comment. Pour moi c’est pareil : il ne suffit pas que j’expose mes bourses en plein air pour provoquer une ouverture.

 

            Du calme mon bon François, du calme ! D’ailleurs regarde : Catherine attend patiemment dans la voiture. Pas la peine de s’exciter.

 

            Nous sommes en montagne, il y a un terrain en pente près du parking. Ce talus est décidément trop raide. Difficile de faire une crotte dans ces conditions. Les principes trigonométriques dont François a déjà parlé ne sont pas applicables dans ce cas. Si la pente est trop raide, je ne peux pas me baisser correctement pour faire. De toute façon, la crotte roulerait jusqu’en bas sous la voiture et c’est encore Catherine qui en subirait les conséquences car elle trouverait qu’il y a des senteurs bizarres dans cet espace vivifiant de l’arrière-pays monégasque.

            Pas question ici François, on va plus loin !

            Au-delà d’un certain angle, je ne peux pas déposer correctement.

Regarde toi-même :

 

 

            Il me faudrait presque un trapèze pour chier. Tu veux que je ressemble à cela ?

 

 

            Tu parles d’une allure ! Il n’y a que les mouettes pour déféquer ainsi en plein vol. Le jour où tu me verras faire ce genre d’exercice :

 

 

            Tu pourras vraiment te faire du souci et je te garantis que…

            « Po-Paï ! Arrête d’emmerder le monde ! Fais ton dépôt et partons ! »

            Bon !, d’accord ! d’accord ! Oh ! celui-là, quand il s’y met ! Il accompagne Catherine pour qu’elle s’énerve moins et résultat : il s’énerve sur moi. Si tu m’emmène dans des endroits nouveaux, laisse-moi les découvrir calmement. Toi, quand tu vas aux WC, je ne suis pas là derrière toi à t’exciter en disant : « Pousse ! Dépêche-toi de pousser et sors de là ! » Tu sais François, en matière de défécation, il faut rester très pondéré et…

            « Po-Paï ! »

            OK !, on y va ! Voyons plus loin si le dépôt est possible.

            Je tire comme un forcené sur la laisse. Dans ce cas-là, j’ai toujours la même réaction. Si je n’avais pas la laisse, je ne tirerais pas, logique ! Seulement, en l’occurrence, tu penses bien Raï-Ma que François s’est entouré de précautions. Il y a une autoroute pas bien loin et pas question de me laisser en liberté car je serais tenté de prendre la poudre d’escampette.

 

            J’ai tellement tiré sur la laisse que François ne pouvait faire autrement que de me suivre. Quand j’ai envie de faire mes besoins, il sait qu’il ne faut pas trop me retenir. J’ai fait tout le tour du parking en restant dans le bas de la descente. Il y avait tout le long des tas de crottes de toutous qui font du tourisme et qui s’arrêtent là pour faire une pause. Comme moi. Mais moi, je n’ai pas envie de faire comme eux, c’est-à-dire déposer là où il y a déjà des dizaines et des dizaines de dépôts. Je veux faire caca dans un endroit plus propre, plus sain, plus hygiénique, plus princier en un mot. Si je vais dans la Principauté de Monaco, ce n’est pas pour me conduire comme un saligaud.

            J’ai entraîné François dans des endroits où il risquait de se coller une crotte sous la semelle aussi facilement qu’un contractuel vous colle une contravention pour stationnement interdit. En plus, François s’est habillé un peu plus smart que d’habitude vu qu’il accompagne Catherine à Monaco. Il porte notamment de belles chaussures en daim avec semelles à stries profondes qui ne demandent qu’à être colmatées avec de la bonne vieille crotte de chien ayant mijoté au grand air depuis trois ou quatre jours. A aucun moment François ne s’est départi de sa bonne humeur. Dans la voiture, Catherine nous regarde faire. Si François s’était fâché, il aurait stressé un peu plus la pauvre Catherine et ça, il ne le veut absolument pas.

 

            Comme tu le constates sur le croquis Raï-Ma, mine de rien, je fais parcourir une centaine de mètres à mon ptimète. Je n’arrive pas à me décider pour déposer. Aucun coin ne me plaît.

            Je me dirige en direction d’un petit terrain plat que j’ai remarqué. Je m’approche d’un pylône électrique, le renifle et repart. Ce coin ne m’inspire pas non plus bien que le terrain ne soit plus en pente.

            « Bon ! Po-Paï, viens ! Nous faisons demi-tour. Tu feras caca plus tard. »

            Quand François a vu que j’allais au bord de la route, il a décidé de repartir sur ses pas. Et crois-moi si tu veux Raï-Ma, c’est à cet instant précis que j’ai décidé de chier. L’envie m’a pris d’un coup, comme ça !

 

            Et je fais enfin mon dépôt.

            A cet endroit précis :

 

 

            Placé comme je le suis, il y a peu de chances pour que je reparte en arrière. François s’en doute bien et il reste sur ses gardes. Un schéma nous aidera encore à bien mieux comprendre plutôt que de fournir de longues explications. Voilà exactement le plan de la situation :

 

 

            Aussitôt que mon dépôt est déposé sur le dépotoir, je me dépote sans signer de déposition. Et où je file Raï-Ma ? En direction de la route, bien sûr !

 

            En ce beau dimanche matin tranquille, très peu de voitures circulent sur cette bretelle d’autoroute en direction de la Turbie. Il en passe une toutes les vingt minutes. Et crois-moi si tu veux Raï-Ma, au moment où j’entame ma manœuvre de fuite, que voyons-nous ? Une automobile ! Je me dirige droit sur elle !

 

 

            D’un coup sec, François bloque la laisse. S’il ne l’avait pas bloquée, je fonçais droit sur la voiture. Tu ne crois tout de même pas Raï-Ma que j’allais faire demi-tour pour marcher dans mon propre caca ! Pour qui me prends-tu ?

            J’ai bien vu que les cheveux de François se sont dressés sur sa tête. Il a fait quand même celui qui ne s’est aperçu de rien pour ne pas s’énerver car Catherine continue de nous observer au loin. Il ne faut absolument pas crisper la situation car Catherine est déjà suffisamment crispée.

 

            La laisse est enroulée autour du pylône électrique et nous restons un moment dans cette position. François laisse d’abord passer le véhicule. Il vérifie qu’aucune autre auto ne vient dans notre direction et il se dirige alors vers le pylône tout en maintenant la laisse bloquée. Moi, je ne bouge pas, je sens bien que la situation est bien tendue, aussi tendue que peut l’être le cordon de la laisse resté coincé dans le pylône. François se penche vers la base du pylône pour débloquer la laisse et la situation. Ce faisant, il a failli mettre son nez dans mon caca encore fumant !

 

            Crois-moi si tu veux Raï-Ma, il a légèrement trébuché et a presque aplati son museau dans mon dépôt encore tout frais ! Ce n’est pas ce qui est arrivé, fort heureusement. Ce qui est certain par contre, c’est que son nez a largement eu le temps de capter les parfums suaves de mon dépôt généreusement déposé. L’heure est encore matinale et l’atmosphère restitue à merveille la moindre odeur  dans ce décor grandiose de paysage montagneux. François en a pris plein les narines Raï-Ma !

            Même moi je n’ai jamais été respirer aussi goulûment le fumet obsédant de mon caca déposé quelques secondes auparavant. Dis François, tu penses que t’arriverais à deviner ce que j’ai mangé hier soir ?

            Catherine ne s’est pas rendu compte de tout ce petit manège et c’est tant mieux. Ne la traumatisons pas davantage. Nous ne l’avons pas accompagnée pour provoquer en elle une angoisse supplémentaire. Pas la peine de lui raconter que j’ai failli me faire écrabouiller par une bagnole et que mon ptimète a failli plonger son nez dans le caca. Ne soyons pas emmerdeurs.

 

            Aahh !, je me sens bien mieux Raï-Ma. Maintenant que je suis à nouveau dans la voiture, je n’ai plus envie de haleter. On a beau dire : rien de tel que de se soulager les boyaux pour connaître le bien-être. C’est un réel plaisir que de venir faire des dépôts du côté de Monaco.

 

            Une fois que nous sommes arrivés au village de la Turbie, nous avons entamé la descente sinueuse en direction du Rocher de Monaco (je mets un « R » majuscule comme dans « Roi » car c’est là que réside son Altesse Sérénissime). Et quand nous avons descendu la montagne, tu sais ce qui s’est passé Raï-Ma ? Non, bien sûr, tu ne le sauras jamais si je ne te le dis pas. Et bien je vais te le dire.

            Lorsque nous avons descendu, j’ai trouvé le décor tellement beau que j’ai fait : « Ouahh ! » C’est tellement beau Raï-Ma que je n’ai pu retenir un soupir d’exclamation. Partout où tu regardes, ce n’est que mer bleue scintillante, vallons montagneux verdoyants et ciel d’azur lumineux. J’ai fait « Ouahh ! » et il s’est transformé en « Arrha ! » Je ne sais pas pourquoi, j’ai recommencé à haleter. Tout le long de la descente, François a encore eu droit à des « Arrha ! », « Arrha ! », « Arrha ! »

            Sa chemise a encore été davantage mouillée. Il ne s’est pas énervé pour autant. Il a simplement fait remarquer à Catherine que :

            « Celui-là, il apprécie vraiment de venir à Monaco. »

            C’est vrai que cette balade me plaît beaucoup et je ne sais pas pourquoi elle m’excite autant. C’est sans doute dû au fait de me retrouver dans un décor aussi prestigieux doté d’une phénoménale renommée de dimension mondiale. Songe Raï-Ma que, pendant que je halète bruyamment aux oreilles de François, pendant que je lui asperge sa chemise avec mes mucosités, dans ce virage-là, que nous négocions prudemment pour ne pas dégringoler dans le précipice, c'est là que la Princesse Grâce Kelly a trouvé la mort… C’est ici-même qu’elle a perdu la vie. Qu’elle ait trouvé ou perdu quelque chose, le résultat est le même : elle s’est tuée. Elle s’est tuée dans ce virage dangereux sur lequel François arrive quand même à se concentrer bien que les moustaches de mon museau lui chatouillent la nuque, bien que mes « Arrha ! », « Arrha ! », « Arrha ! » lui emplissent les oreilles, bien que ma bave de crapaud lui coule dans le cou et bien que Catherine ne fasse aucun commentaire car Catherine est pareille à elle-même en toute circonstance : discrète, essentiellement discrète.

 

            Malgré tout, nous sommes arrivés sains et saufs à Monaco. Dans cette ville bétonnée à outrance, il n’y a pas de place pour se garer, même un dimanche matin. Surtout un dimanche matin, puisque tous les commerces sont fermés et les parkings aussi.

            Nous déposons Catherine devant l’immeuble où se situe son bureau. Moi je veux sortir, François ne veut pas. Moi je suis agacé, Catherine me calme. François m’explique qu’il va se garer plus loin parce que, ici, c’est interdit ; moi je m’en fous, je veux sortir tout de suite. François conseille à Catherine d’aller régler ses problèmes pendant qu’il règle les siens avec moi.

            Nous repartons en laissant Catherine. Sur la banquette arrière je n’arrive pas à me calmer. Que de béton par ici ! Que de béton ! Et il commence à faire chaud en plus ! J’ai soif ! Vite !, à l’air libre ou je craque !

 

            Craquer ? François a failli craquer lorsque nous sommes sortis de voiture. J’étais toujours aussi excité, allez savoir pourquoi. J’ai foncé sur la première borne en béton et j’ai pissé dessus. C’est formellement interdit à Monaco mais je m’en fiche ! N’ont qu’à prévoir des pissotières spéciales, ils sont assez riches dans ce coin.

            Fort de mon expérience de ce matin avec le pylône électrique, j’ai voulu être arrangeant avec François. Après avoir pissé contre cette borne d’environ un mètre de haut, j’ai pris la direction que François m’indiquait. Manque de pot !, la laisse s’enroule autour de la borne ! Encore !

            François soulève le cordon pour débloquer vu que c’est plus facile que de soulever la borne qui doit peser un quintal et qui, de toute façon, est bétonnée dans le trottoir. Moi, aussitôt que j’ai senti une tension sur la laisse, et comme je veux être arrangeant – essentiellement arrangeant – je fais demi-tour. Mais en faisant demi-tour, la laisse s’enroule à nouveau autour de la borne car je partais dans le sens contraire à celui que François souhaitait prendre !

 

            Un méli-mélo !

 

            Regarde Raï-Ma, voici les deux phases de la scène :

 

 

            J’ai failli rendre fou mon ptimète. Il a préféré en rire le brave gars ! C’est un jour où il a décidé de rester de bonne humeur et il a tenu bon, je peux te le garantir Raï-Ma.

 

            Nous avons été musarder du côté du port de Fontvieille. Nous avions largement deux heures devant nous et l’endroit est suffisamment agréable pour avoir de quoi s’occuper. Nous nous sommes cantonnés au petit port qui se trouve juste en dessous de la résidence du Prince Rainier. Si Son Altesse nous observait du haut de son palais, j’aime autant te dire Raï-Ma qu’il a dû bien se marrer. En effet, moi Po-Paï le chow-chow, j’ai continué à faire des miennes.

 

            Tout d’abord, François m’a donné à boire. Tous ces « Arrha ! », « Arrha ! », « Arrha ! » m’avaient donné très soif et il était urgent que je me désaltère car je me trouvais dans état de déshydratation qui ne me permettait plus de faire ne serait-ce que la moitié d’un « Arrha ! » Cela aurait été un « Arr ! » et qui aurait bien correspondu au râle qu’émettent les chacals dans le désert quand ils s’apprêtent à crever de soif. Passons.

            Nous nous sommes assis paisiblement sur un banc et François a ouvert son sac à dos. Il prend toujours un sac à dos quand il part en balade avec moi. Dedans, il y a le strict nécessaire pour moi et notamment, deux gourdes d’eau. Qu’est-ce que j’ai apprécié Raï-Ma le bol d’eau qu’il m’a servi ! Après toutes ces émotions, un peu de repos m’a fait le plus grand bien. Je vois que François apprécie beaucoup aussi ce moment de détente. Même le Prince tout là-haut dans son château n’est pas aussi heureux que nous deux.

            Et puis, nous avons repris notre chemin avec l’allure qu’adoptent les touristes lorsqu’ils visitent. Avec toute cette eau que j’ai bue, j’ai à nouveau très envie de pisser. Je te disais Raï-Ma que j’ai encore fait des miennes ; tu vas voir comment.

 

            Figure-toi Raï-Ma, qu’il est encore question de pylône électrique. Plus exactement, de poteau d’éclairage public. Il y en a un tous les vingt mètres sur les quais du port de Fontvieille. Pendant que François regardait les bateaux, moi je furetais dans tous les coins. François ne prêtait aucune attention à ce que je faisais vu que notre allure était moins rapide que celle d'un escargot ayant décidé de faire du farniente. François observait d’un côté, moi de l’autre. Et entre nous deux, qu’y avait-il ? Ces sacrés poteaux d’éclairage public !

            La suite est facile à deviner : tous les vingt mètres, la laisse s’enroulait autour d’un poteau car François me laissait la longueur maximum, c’est-à-dire cinq mètres environ. Patiemment, mon ptimète est à chaque fois revenu sur ses pas pour suivre mon propre itinéraire. Car il faut bien comprendre une chose que toi Raï-Ma tu vas comprendre facilement : ce n’est jamais moi qui fait demi-tour !

            Quand un chow-chow se trouve dans cette situation :

 

 

            On verra toujours ceci

 

 

            Et jamais cela :

 

 

            Au contraire, le chow-chow va tirer encore plus fort dans son sens de marche car il pense qu’en tractant comme un bœuf, l’obstacle va céder.

            Moi qui suis quand même plus intelligent que la moyenne des chows-chows (Et si ! Et si !), dans ce cas-là, je m’arrête.

            Je fais même un peu plus.

            Puisque j’ai vu François revenir sur ses pas, j’ai fait la même chose : je suis revenu sur mes pas. Et pour me donner une contenance, j’ai fait à chaque fois un pissou à la base du poteau. Seulement voilà : ces poteaux sont plutôt fins, leur diamètre est peu important, une dizaine de centimètres environ. Ce sont des petits poteaux métalliques destinés surtout à fournir un éclairage décoratif sur le port de Fontvieille. Ici, ils sont très soucieux de l’esthétique. Et comme ces poteaux sont très fins, tu imagines très facilement Raï-Ma que :

 

 

           Et oui ! Je pisse à côté !

           Et mon jet d’urine atterrit trente à cinquante centimètres plus loin.

           Et à ce moment-là, qui est en train de contourner le poteau ?

   François !

           Et où atterrit mon pipi ?

           Sur la chaussure de François !

 

            De profil, tu vas mieux comprendre Raï-Ma :

 

 

            François n’a rien dit encore. Il pensait à cette pauvre Catherine noyée dans ses soucis là-bas tout là-haut dans son bureau pendant que nous sommes là à nous payer du bon temps. Qu’est-ce qu’elle doit en baver la malheureuse avec tous ces emmerdeurs autour d’elle !

 

Po-Paï

Nice, le 14/10/01

 

* ptimète : diminutif de "petit maître".

* ptitemète : féminin du précédent.