Le plateau-repas devant la télé

 

            Combien prends-tu de repas par jour Raï-Ma ? Moi, je n’en prends qu’un par jour. J’en prends un avec François et un avec Catherine. Cela fait un seul repas avec chacun. Le samedi et dimanche, ce n’est plus pareil. Ils sont tous les deux à la maison, c’est le week-end, et pour fêter cela, je vais jusqu’à consommer deux fois dans la journée. Au diable l’avarice ! Il faut savoir s’éclater un coup de temps en temps en dignes Français gastronomes que nous sommes.

 

            En semaine, Catherine ne revient jamais à la maison pour le repas de midi. Elle travaille trop loin du domicile pour se permettre de faire un aller et retour.

            Dans la journée donc, c’est François qui me tient compagnie. Pour le déjeuner, il est très irrégulier. Parfois, il ne mange pas, purement et simplement. Parfois, il avale un truc vite fait dans un coin. Parfois, il s’installe à table ou sur le balcon pour avaler un plat réchauffé de la veille. Il n’est pas très difficile mon ptimète François et plutôt expéditif dans son mode d’alimentation.

            Parfois tout de même, il se fait un petit cérémonial de ce repas de midi. Ce matin, il a bien travaillé, il est content de lui et il a décidé de se préparer un bon petit gueuleton pour le déjeuner. C’est parce qu’il a pu écrire beaucoup d’historiettes rigolotes sur moi Raï-Ma. Cela le met bien en appétit et ensuite, il a faim comme un ogre.

 

            Ce midi, François va donc faire bombance. Royalement, il se dirige vers un placard de cuisine, extirpe une boîte de cassoulet et l’ouvre. Je t’ai dit Raï-Ma que mon ptimète François n’est pas un difficile. En réalité, il apprécie la bonne cuisine comme tout le monde mais il a horreur de faire la cuisine ! Il sait pourtant faire des tas de choses François, mais il rechigne à tripoter les casseroles. Ne cherchons pas à comprendre, c’est comme ça.

            La boîte de cassoulet constitue donc un extra parmi les menus habituels de François. Il ouvre la boîte et met directement le contenu dans une assiette. Le tout sera réchauffé au four à micro-ondes. Il ne prend même pas la peine de faire chauffer à feu doux dans une casserole comme le conseillent les diététiciens.

            Moi, toutes ces subtilités ne me préoccupent guère puisque tout cela sent très bon quand même. Dès que François a ouvert cette boîte, j’étais déjà à traîner dans ses jambes. Rien qu’aux odeurs, je comprends que la cuisine française a une réputation mondiale. Après tout, on n’est pas obligé de savoir dans le détail comment le mets est arrivé dans l’assiette. Mon ptimète ne fait pas de chichis mais ce qu’il prépare a l’air très bon. Bien meilleur en tout cas que mes royales croquettes de la maison canine du même nom.

 

            Aujourd’hui, c’est vraiment le grand luxe puisque François dépose sa ration de cassoulet sur un plateau et il se prépare à déguster le tout devant la télévision en suivant les actualités. C’est ce que l’on appelle plus couramment : un plateau-télé. Cela ne lui arrive pas souvent mais aujourd’hui, il veut suivre les derniers déroulements de la guerre en Afghanistan. Les représentants de l’espèce humaine sont comme ça Raï-Ma : ils ont besoin de savoir ce qui se passe à des milliers de kilomètres de chez eux. Moi, mon petit univers me suffit.

            Son cassoulet fumant dans l’assiette, l’assiette sur le plateau, François dépose le tout sur la petite table basse du salon et dépose aussi son derrière sur le canapé placé juste à proximité. Il allume le poste de télé. Moi, je viens inspecter. Hum !, ça n’a pas l’air dégueulasse ce truc !

            Compte tenu de la taille de la table de salon, j’ai une vue plongeante sur la situation :

 

 

            Quand j’étais petit Raï-Ma, j’avais du mal à voir ce qu’ils mettaient sur cette petite table. J’étais obligé de tendre le museau vers le haut pour sentir ou alors, j’étais obligé de mettre les deux pattes de devant sur le rebord de la table pour voir. Aujourd’hui, dans la force de l’âge, j’ai vraiment une position dominante.

            Un autre que moi mettrait carrément son museau dans l’assiette. Moi non. Je regarde…

            Il faut te préciser Raï-Ma que j’ai déjà mangé. Avant de préparer son propre repas, François m’a déjà servi ma gamelle. Jamais il n’aurait osé manger en premier. François est un garçon très délicat ; un peu imprévisible, mais très délicat.

            Ce qui fait que je contemple ce qu’il va manger avec une certaine retenue. Je ne suis pas affamé au point de faire le pique-assiette. En aucun cas, je ne mendierai puisque cela ne fait pas partie de mes habitudes. Je suis trop orgueilleux pour quémander. J’aurais horreur que l’on me traitât comme un chien !

 

            François commence à manger.

            Je m’assois tranquillement à côté et je regarde :

 

 

            Décidément, j’aime bien cette table de salon car je suis juste à la bonne hauteur pour regarder manger François. Sur sa fourchette, il prend une ration de haricots et la porte à sa bouche : « Hummm ! » qu’il fait avec gourmandise. Il rajoute : « Délicieux ce cassoulet en boîte ! » Il précise encore : « Meilleur qu’un cassoulet maison ! » Et il complète enfin : « Et vite préparé avec ça ! »

            Tu parles Raï-Ma ! Vite préparé, je veux bien croire. Et encore, cette fois-ci, il a fait réchauffer le contenu de la boîte. Certaines fois, je l’ai vu manger directement dans la boîte la boustifaille toute froide…

 

            François se régale. Moi, je ne bronche pas. Je fais celui qui n’est pas là.

            François prend de la mie de pain et la plonge dans l’assiette pour éponger de la sauce. Ce sont des choses qui ne se font absolument pas en société mais puisque nous sommes entre nous, au diable les convenances ! Même si ce n’est pas une façon de manger très distinguée, ce n’est pas moi qui irai raconter que François a parfois des manières de hussard.

            J’observe sa boule de pain gorgée de sauce aller de l’assiette à sa bouche. Ça fait « schlourp ! » lorsqu’il enfourne le tout dans sa bouche grande ouverte. Dis François ! Et cette tâche de sauce que tu viens de faire sur la moquette là ? Tu l’as vue au moins ? Non, tu n’as rien vu ! Trop occupé à s’empiffrer, n’est-ce pas ? Et que va dire Catherine le soir en rentrant et en regardant la moquette ? On va encore dire que c’est Po-Paï qui a fait des siennes, pas vrai ? Avec sa grosse crinière, Po-Paï éclabousse tout, Po-Paï salope tout, Po-Paï fait des tâches partout. Mais Catherine ne dira rien à Po-Paï parce qu’elle pardonne tout à Po-Paï. Tandis que, si elle savait que c’est toi François qui…

            Allez va ! Pour cette fois-ci, je ne dirai rien encore.

 

            Restons vigilant : il attaque une deuxième ration de haricots.

            Soyons attentif : il commence à découper une saucisse…

            Justement, c’est cette même saucisse que j’ai repérée depuis tout à l’heure. En fait, je ne regardais qu’elle, je n’avais d’yeux que pour elle, je la couvais du regard, je la bichonnais, je la voyais déjà dans ma bouche toute salivante, je la dégustais, je la…

            François découpe un bout de MA saucisse et s’apprête à la porter à sa bouche avec sa fourchette. Moi, j’arrête de regarder la saucisse et je fixe François dans les yeux. Toujours sans rien dire. François, qui regardait depuis quelques instants alternativement la télé et son assiette, fait un geste qui aura des conséquences irréversibles : il me regarde !

 

            Nos regards se croisent…

 

            Et alors là Raï-Ma, il faut que tu comprennes bien la suite des opérations. Depuis que François a ramené son plateau, je suis resté impassible. Mais il y a « impassible » et « impassible ». En l’occurrence, mon impassibilité me donne cette expression :

 

 

            C’est la même expression que François a peinte dans le passé. Ce tableau s’appelle « Miséricorde » :

 

 

            Avec un air comme celui-là, on me donne le bon Dieu sans confession. Alors tu comprendras bien Raï-Ma qu’entre le bon Dieu et un petit bout de saucisse, il n’y a pas de comparaison possible. Qui peut le plus, peut le moins. Soyons logique : si je suis capable d’obtenir le bon Dieu, il n’y a aucune raison pour que je n’obtienne pas le petit bout de saucisse qui va avec.

 

            Au bout de sa fourchette, le morceau de saucisse a stoppé sa course net. Indécis, François regarde l’écran de télé d’abord, son bout de saucisse ensuite, et moi enfin. Il me dévisage. Il me regarde droit dans les yeux. Moi aussi :

 

 

            Nous nous regardons comme ça pendant de longues secondes qui paraissent une éternité. C’est dans des cas comme celui-ci que François voit ma petite truffe sous la forme d’un petit cœur :

 

 

            Et en l’occurrence, il arrive même à y distinguer un petit cœur brisé :

 

 

            Un petit cœur brisé qui implore…

 

            J’ai cru voir François rougir un peu.

            François met le bout de saucisse dans sa bouche. Avec sa langue, il nettoie la sauce qui dégoulinait du bout de la saucisse.

            Délicatement, avec les deux doigts, il prend le bout de saucisse et le dirige soigneusement vers ma bouche. Toujours sans broncher, j’entrouvre majestueusement les mâchoires, sors la langue et attends. François est obligé de se soulever légèrement de son canapé pour venir vers moi. Avec beaucoup de délicatesse, j’accepte de recevoir ce petit bout de saucisse qui a failli inopinément aller ailleurs.

 

            Le premier de la série…

 

            Ce n’est qu’un début Raï-Ma, qu’est-ce que tu crois ! Une fois que ma technique a bien été mise en place, il n’y a plus rien à faire. Comme tu vois, de toute façon je n’ai pas fait grand chose au début. Suffit de laisser courir. Tout vient à point à qui sait attendre. Moi je ne demande rien ; c’est à l’autre à comprendre qu’il faut donner.

 

            A partir de tout de suite, plus besoin de regarder bêtement l’assiette et son contenu. Je n’ai plus qu’une chose à faire : laisser mon regard planté dans celui de François.

            « Oh ! ce morceau de lard là ! C’est justement celui que je voulais prendre ! Et ce morceau de saucisse ! Voilà une heure que je l’ai repéré ! N’oublie pas ce petit morceau juteux là, je l’ai repéré le premier ! »

            Voilà ce qu’il doit comprendre à chaque fois qu’il va porter la fourchette à sa bouche. Si tu arrives à culpabiliser ton ptimète Raï-Ma, c’est gagné !

            Avec François, tout ceci marche à merveille.

 

            D’autant Raï-Ma que j’ai un allié de poids avec moi. Je veux parler de la télévision. Je t’ai dit que François suit l’actualité de très près en ce moment à cause des attentats terroristes, de la guerre en Afghanistan et de tous les autres conflits sur cette pauvre Terre que les humains seraient capables de détruire par leur folie. Grâce à tous ces éléments, pour moi c’est un jeu encore plus facile.

            Quand je regarde François, il ne faut pas que mes yeux reflètent la satisfaction de celui qui a bien mangé et qui est bien repu. Il faut au contraire que mon regard soit celui d’un famélique, d’un enfant mourant de faim comme ceux que François vient de voir à la télé en suivant les derniers déroulements de la guerre de l’Afghanistan. Il faut que les victimes de la catastrophe humanitaire et moi, ne fassions qu’un. Il faut que François ait l’impression que je fais partie du reportage télévisé.

 

 

            Voilà un cassoulet qui te reste en travers de la gorge, hein ! Mon pauvre François ! Allez !, donne-moi tout ! Tu vas te rendre malade !

 

Po-Paï

Nice, le 25/11/01