Ne lâchez pas les gaz !

 

            « Il ne faut jamais lâcher les gaz avant ! » C’est la réflexion que je suis en train de me faire, accroupi sous un bosquet aux abords de la résidence, à 6h30 du matin, dans le noir, dans le froid, bras repliés sur le ventre, me crispant péniblement pour ne pas « faire ». Qu’est-ce que je fais là, précisément ? Je vais vous expliquer. C’est encore la faute de ce chow-chow.

 

            C’est encore un enchaînement de petits détails insignifiants qui réussissent à me placer dans des situations rocambolesques. Je vais à nouveau évoquer un sujet largement traité dans ce livre. Dans toute l’histoire de toute la littérature de tous les peuples de la Terre, jamais ce genre n’aura été aussi subtilement analysé Il a fallu l’arrivée d’un chow-chow pour qu’un représentant de l’espèce humaine ose enfin évoquer avec amour et humour ce que l’on a toujours considéré jusqu’à nos jours comme sujet tabou. Je veux parler de la « chose » (c’est d’ailleurs souvent comme cela que le « truc » est présenté - quand il est présenté -).

 

            Venons-y, donc.

 

            Po-Paï ne fait pas ses longues promenades habituelles en ce moment à cause de sa patte hors d’usage. Hier soir, il n’est pas sorti du tout. Ce matin, à la façon dont il me regarde, je sens bien que ça presse. Dare-dare, j’enfile une veste et l’emmène faire ses petites vidanges naturelles. Moi-même, je ne prends pas le temps de faire les miennes. C’est une précision que l’on ne donne pas dans les ouvrages littéraires décents mais, en l’occurrence, ce détail revêt une importance capitale. Sans cette précision, pas d’historiette. Et si je supprime une historiette, pourquoi pas dix, ou vingt, ou cent ? A la limite, je pourrais bien ne pas écrire de livre du tout. Et vous-même, vivriez alors dans une obscure ignorance toute votre vie, ce qui serait nuisible pour vos descendants, et l’humanité tout entière s’en ressentirait ce qui, au niveau de la révolution du globe terrestre, modifierait l’apogée et le périgée sachant que… Euh…

 

Je disais donc : Po-Paï, ( 6h30, obscurité totale, petit jardin en bas de chez nous), pisse et chie tout bonnement ; moi, même heure, même endroit, mêmes envies retenues en attendant que mon chien fasse les siennes.

Voilà de la concision. « Droit au but ! », telle est ma devise.

 

Dans la pénombre, j’observe attentivement ce que fait mon chow-chow pour remonter le plus vite possible à l’appartement. En mémoire, me revient une réflexion gaillarde de Voltaire : « Il est agréable de baiser sa maîtresse mais il est encore plus agréable d’aller à la selle quand ça presse ».

J’ai une sainte horreur des gens qui écrivent pour raconter ce que d’autres ont écrit. J’estime que c’est un manque de personnalité. J’estime également que faire étalage de la science acquise n’est pas acte de création. J’estime enfin que, si l’on écrit pour copier les autres, on reste toute sa vie à la traîne. Quand une citation me plaît, je ne cherche pas à la copier ; je cherche à faire mieux.

Je vous en fournis la preuve immédiatement.

Primo : pas de maîtresse à baiser en guise de comparaison. J’ai mieux que Voltaire : j’ai Po-Paï en ma compagnie.

Deusio : je fais mieux qu’y aller, je m’apprête à « faire ».

 

Vous avez bien lu. J’ai baissé le pantalon de mon survêtement et suis accroupi dans la pelouse. Je m’apprête à « faire ».

 

Alors que Po-Paï a la délicatesse de se cacher sous les taillis pour faire ses besoins, moi je les fais en plein milieu de la pelouse. Je change de position et me mets sous un bosquet au cas où un voisin trop matinal prendrait le frais sur le balcon.

C’est à ce moment qu’une autre réflexion m’est venue à l’esprit : « Il ne faut jamais lâcher les gaz avant ! » (Poupain, 13 janvier 2000). Cette citation, je n’ai pas de scrupule à l’utiliser puisqu’elle est de mon cru. Si quelqu’un d’autre l’a pondue avant moi, je ne peux y faire référence puisque je ne l’ai jamais connu. Pour Voltaire, j’ai fait une exception car c’était pour vous prouver que j’ai au moins fait des études secondaires.

Revenons à mon cas. Il vaut mieux s’y prendre à deux fois pour vous l’expliquer. Auquel cas, mon cas devient « cas-cas ». Caca, c’est précisément ce que je m’apprête à faire. On ne va quand même pas en faire un trop gros cas. Pas la peine d’expliquer des réactions qui se produisent chez vous comme chez moi, une fois par jour en moyenne. La seule différence entre vous et moi, c’est que vous, vous n’avez pas de chow-chow handicapé à sortir.

 

J’ai bien senti les chatouillements intestinaux habituels ce matin mais j’ai voulu accorder priorité à Po-Paï. Mon chow-chow passe avant moi. Il a une patte hors d’usage, il n’est pas sorti hier soir, il gémit doucement à cause de la douleur, et quoi encore ? Vous me prenez pour un tortionnaire ?

Ce matin, entre son envie de déféquer et la mienne, je n’ai pas hésité une seule seconde : lui d’abord. Je ne lui ai pas encore appris à tirer la chasse d’eau donc, je ne pouvais le laisser aller aux water-closets ; restons logiques. De toute façon, on ne peut y passer qu’un seul à la fois. Ce qu’il y a de pratique en pleine nature, c’est que nous pouvons chier tous les deux en même temps. Quand on veut faire plaisir à un chow-chow, il ne faut pas trop s’emmerder avec les convenances. Voltaire vous l’a expliqué bien mieux que moi : aucune femme au monde n’offrira à un homme autant de sensualité que soulager une envie de déféquer.

 

Amis des chows-chows, voyez dans quelles situations extrêmes vous pourrez vous trouver un jour !

Techniquement, et dans le détail, le déroulement du scénario a été le suivant.

En descendant Po-Paï, dans l’ascenseur, je me suis déjà retenu de lâcher un pet. Ce n’est jamais sympathique pour l’utilisateur suivant. Aussitôt à l’extérieur, j’ai libéré un premier volume de gaz. Grosse erreur ! J’ai décompressé à nouveau quelques secondes plus tard. Deuxième grosse erreur ! A la troisième pétarade, j’ai bien cru que mon pantalon allait réceptionner les matières solides restées sous haute pression. Mon conseil est donc le suivant : si vous voulez vous retenir, retenez tout, gaz y compris ! En pétant lamentablement, vous créez un « effet piston » qui vous libère automatiquement les intestins. La nature est ainsi faite.

Il m’a fallu attendre un demi-siècle avant d’apprendre à péter, maintenant c’est fait : je sais.

Ce n'est pas la première fois que je contiens une envie d’aller à la selle mais c’est la première fois que je le fais devant quelqu’un qui se soulage royalement, lui. Je veux parler de Po-Paï le chow-chow. Lorsque j’ai senti mes intestins me tenailler vilainement, j’ai dit à Po-Paï :

- Allez ! Dépêche-toi !

Il m’a regardé avec commisération et, puisque je sais lire dans ses yeux, j’ai décodé :

- Comment veux-tu que je fasse vite ? Je peux à peine lever la patte.

En effet, ce pauvre chow-chow ne peut pisser que d’un côté et encore, en réalisant un effort pénible. Je l’ai donc laissé faire ses déjections à son rythme. Pour faire sa grosse commission, c’est encore une autre histoire, que j’ai déjà expliquée. Pour exécuter son déballage, il en est à trois tours complets dans le sens des aiguilles d’une montre, deux tours dans l’autre sens, un tour encore dans le sens inverse au sens trigonométrique, un demi-tour à gauche, trois ou quatre piétinements sur place (pléonasme mais la redondance ne nuit pas en l’occurrence) et seulement ensuite, les mignons petits cigares sont extrudés de l’adorable anus rose de notre populaire chow-chow.

 

Pendant tout ce temps, dans mon ventre, l’orage gronde.

Je me suis accroupi en pensant que la crise passerait. Pour éviter le pire, machinalement, j’ai baissé le pantalon. Tant pis pour les voisins, tant pis pour le qu’en-dira-t-on, tant pis pour la pelouse, le syndic de copropriété, les charges, les chiens que l’on accusera ou moi que l’on clouera au pilori. Tant pis pour tout !

Comme le condamné à mort, j’ai eu une dernière pensée pour Catherine.

J’ai imaginé son regard si elle était là et, brusquement, mes boyaux m’ont moins torturé. Au même moment, Po-Paï est sorti de sous les fourrés et m’a longuement examiné. A quoi peut bien penser un chow-chow qui voit son maître accroupi dans la pelouse avec le derrière à tous vents ? A une usurpation d’identité ? A de l’exhibitionnisme maladif ?

Afin qu’il ne vienne pas me renifler la raie des fesses, j’ai vite remonté le pantalon.

 

 

Ce jour-là, à 6h45 exactement, Catherine m’a vu débouler dans l’appartement comme une fusée et foncer pleins gaz vers les toilettes. Je n’ai prononcé qu’un seul mot : « Urgence ! » Je ne sais pas si j’aurai le toupet de lui expliquer un jour que j’ai mis les gaz pour en avoir trop lâché précédemment.