Rose… Oui : rose ! Une seule fois dans sa vie, la
langue du chow-chow est rose : à sa naissance.
Je m’appelle Maxime, je suis un grand gaillard de 18
ans. Grâce à mes parents, Nicole et Jean-Luc, je possède déjà à mon âge, de
merveilleux souvenirs concernant les chows-chows. Un jour, je prendrai peut-être
aussi la plume pour tout raconter, histoire de montrer que la vie n’est pas
seulement faite de fric, de sexe et d’arrivisme.
Parmi toutes ces scènes, il y en a une
qui est restée à jamais gravée dans mes souvenirs. Malheureusement, ce souvenir
a un petit caractère obsessionnel puisqu’il me « hante » et le mot n’est pas
trop fort. La décomposition de ce scénario est un peu macabre et je vous prie de
bien vouloir m’excuser par avance pour cette narration un peu affligeante.
Peut-être qu’en étalant ainsi les choses sur papier, j’arriverai à me
débarrasser en partie de la tristesse qui me gagne à chaque fois que je me
remémore ces instants navrants.
Modan vient de mettre au monde six adorables chiots.
Malheureusement, deux petites boules de poils sont décédées malgré les soins
attentifs de toute la famille. Un des jours les plus durs dans ma vie a été
d’enterrer ces deux petites choses innocentes qui n’auront jamais la chance
d’être aimées. Oui, le jour le plus dur de ma vie… Ne m’en veuillez pas : à mon
âge, en pleine adolescence, je n’avais encore jamais côtoyé la mort, et surtout
pas celle d’un être humain.
Les bébés chows-chows ont une façon bien à eux de
rendre la vie : ils vous tirent une petite langue toute rose…
Papa, Julien mon jeune frère et moi-même, descendons
dans le jardin pour creuser la tombe. Bien expéditif cet enterrement
pensez-vous ? Mais comment faire autrement ?
Au fur et à mesure que je creusais, la colère montait
en moi ; je pleurais de rage à chaque pelletée. Le trou fait, il a fallu déposer
nos amis Paï-Lin et Phiw-Chaï au fond. Eh oui !, nous leur avions déjà attribué
un nom. Avant la naissance, Papa, qui est toujours très prévoyant, a dressé la
liste d’une vingtaine de noms. A la délivrance, chaque nouveau-né se trouve donc
automatiquement baptisé.
Je regarde ce trou noir et humide. Il fait nuit, il
fait froid. Tout me paraît sinistre. La vie me semble tout à coup injuste. Je
suis en âge de donner la vie et déjà, j’ai des griefs à présenter. Est-ce
normal ?
Nous déposons alors Paï-Lin et Phiw-Chaï sur le dos.
Malgré le chagrin présent, il fallait alors faire un geste précis et lourd de
conséquence : recouvrir ces petits êtres qui n’avaient pas été destinés à vivre
plus longtemps. Enfermer à jamais ces petites langues roses qui ne seront jamais
bleues.
Qui n’ont pas eu le temps de devenir bleues…
Au fond de ce trou lugubre, je ne vois que cela :
deux petites langues roses brillant dans la pâle clarté des étoiles. Deux
petites langues roses qui veulent adresser un ultime salut comique à tous les
vivants avant de disparaître à jamais.
Je n’ai pu les recouvrir… Trop dur…
Il en fut de même pour Papa.
C’est quand même lui qui, sans les regarder de face,
les recouvrit en poussant rageusement la terre avec le pied. Nous pleurons tous
les trois. Maman nous regardait par la fenêtre du haut, elle avait trop de
chagrin. Elle s’occupait des quatre autres chiots qui avaient vaincu la mort.
Cet épisode de ma vie a été dur, mais pas seulement
pour moi : Papa en a été malade pendant trois semaines au cours desquelles il se
culpabilisait sans arrêt.
Des langues roses au fond d’un trou noir…
Des langues noires pour une vie en rose…
Que de contradictions dans une vie qui commence…

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