Il a plu très abondamment ces derniers jours. A Nice,
c’est notre manière de traverser l’hiver. Cela dure une semaine ou deux et le
ciel est toujours bleu ensuite. J’aime bien la fraîcheur de cette saison, elle
me rappelle le grand Nord dont je suis originaire. C’est la période de l’année
où j’apprécie le plus la Côte d’Azur. S’il n’y avait pas toutes ces voitures,
tout ce béton et les deux mois de période estivale oppressante, ce serait un
petit paradis. N’en demandons pas trop, c’est déjà pas trop mal ainsi.
Po-Paï apprécie aussi la fraîcheur de cette période.
Avec sa grosse fourrure, il est très à l’aise, le gros nounours. Il y a des tas
de nouvelles odeurs dans l’air. De surcroît, nous nous trouvons dans un endroit
où nous n’avons jamais mis les pieds.
Afin de pouvoir laisser Po-Paï se promener sans
laisse, je l’emmène souvent le long du Var. A une dizaine de kilomètres de chez
nous, il y a là-bas un endroit désert et sauvage où personne ne vient car ce
sont des zones inondables. Dès l’instant où le Var (qui est un gros torrent, ne
l’oublions pas) est en crue, cet endroit peut être recouvert entièrement par les
eaux.
Je n’ai pu emprunter le chemin où nous allons
habituellement : complètement inondé ! A la place, il y a un gros torrent de
boue. Les pluies abondantes ont tout raviné. Je reprends la voiture pour aller
deux ou trois kilomètres plus en amont. Découvrir des endroits nouveaux ne me
déplaît pas. J’ai envie d’être seul avec mon chow-chow et qu’on me foute la
paix. Je veux m’abîmer dans mes songes et savourer d’avance le plaisir que
procurera la lecture de ce tome 6 (je l’espère, du moins).
Le terrain est évidemment boueux et marécageux mais
Po-Paï évite astucieusement les flaques. Il n’aime vraiment pas se mouiller les
pattes ce Po-Paï, ce qui fait que nous pouvons toujours exhiber un adorable
petit chow-chow de salon toujours très propre, toujours sec et toujours
distingué. Je nettoierai tout à l’heure le peu de boue qu’il se colle aux
coussinets. J’ai toujours dans mon véhicule un strict nécessaire pour le
toilettage de Po-Paï. Dans le sac à dos que j’emporte toujours avec moi, il y a
aussi toute une série d’ustensiles destinés à apporter des petits soins à
Po-Paï, le cas échéant. J’aime l’aventure mais pas question de se trouver dans
des situations imbéciles à cause d’un manque de prévoyance. C’est toute la
différence qu’il y a entre un audacieux et un inconscient.
A mi-chemin, nous nous arrêtons, comme nous le
faisons d’habitude. Il fait frais mais Po-Paï doit avoir quand même soif. Je
choisis un emplacement dégagé situé au soleil car sous les bosquets il fait un
peu frisquet. Je pose mon sac à dos par terre et extirpe la gourde d’eau ainsi
que la petite écuelle. Po-Paï n’a pas très soif.
J’ai dit « extirper » en parlant de la gourde et le
terme n’est pas trop exagéré. J’ai eu en effet, du mal à trouver le petit
récipient de Po-Paï et la gourde. Il y a un de ces bazars dans le sac à dos !
Habituellement, tout est bien rangé et comment se fait-il que… Ah ! voilà : j’y
suis ! La dernière fois que ce sac à dos a été utilisé, il l’a été par
Catherine. Elle a fait une courte sortie avec ses parents en compagnie de
Po-Paï. J’étais resté à la maison ce jour-là… à cause de ce fameux tome 6.
Il me fallait un coupable, je l’ai donc trouvé :
Catherine ! Habituellement pointilleuse, méticuleuse et ordonnée, la douce
Catherine a, de temps à autre, un petit côté « bordélique » que je ne manque pas
de remarquer, moi, le sale gosse. Ce n’est jamais bien méchant et il m’arrive,
moi aussi, de ne pas avoir envie de ranger une paire de chaussures en mettant
celle de gauche, à gauche, et celle de droite, à droite. Elles se retrouvent
assez souvent en sens inverse, quand ce n’est pas l’une sur l’autre.
En l’occurrence, il n’y a pas de chaussures dans ce
sac. Si j’ai une impression d’agacement, c’est à cause de ce rouleau de papier
hygiénique. Je ne veux pas me montrer tatillon mais là, je trouve qu’elle
exagère, la gentille Catherine. Rien de plus désagréable que d’avoir un rouleau
de papier ouaté rose qui se dévide de votre sac à dos de grand sportif. Pas très
distinguée, cette affaire ! C’est pourquoi, en baroudeur aguerri que je suis, je
sais très bien que j’ai mis initialement ce rouleau de papier hygiénique dans un
sachet en plastique, soigneusement et discrètement emballé.
Catherine a fouiné, Catherine a tout perturbé.
Pas grave. S’il n’y avait que des problèmes comme
ceux-là sur Terre, la vie serait plus marrante pour tout le monde. C’est mon
côté soupe au lait qui ressort. Il ne faut pas trop rechercher la perfection
sinon la maladie vous guette. C’est parce que j’ai passé trop de temps à écrire
ces dernières semaines que j’ai attrapé ce complexe du « rationalisme morbide ».
Je range le rouleau de PQ (désignation peu
académique) dans le sachet de plastique qui lui est réservé et qui se trouvait
bel et bien dans le sac à dos. Il faudra quand même que je pense à engueuler
Catherine… gentiment, cela va de soi. Je ne vais pas commencer à maudire
Catherine pour des conneries pareilles alors qu’elle se trouve en ce moment
enfermée dans un bureau et que j’ai la chance de me trouver en pleine nature, en
plein soleil, en compagnie de mon chow-chow favori. Il y a un minimum de décence
à observer, voyons ! Néanmoins, j’en toucherai deux mots à Catherine… Gaspiller
ainsi ce précieux papier que nous serions tout contents de trouver le jour où…
Bon ! Passons !
Après avoir fait mon petit ménage, j’observe Po-Paï.
Je considère qu’il s’agit là d’un moment crucial car, plusieurs années plus
tard, je ne me souviendrai que d’un détail : « la petite crotte à l’œil ».
Je viens de remarquer dans l’œil de Po-Paï une
mignonne et agaçante crotte noire qu’il me faut nettoyer tout de suite.
Que j’aie un petit côté maniaque, c’est évident.
Disons tout simplement que je suis un garçon ordonné. J’ai un tempérament
je-m’en-foutiste mais je veux que tout soit fait dans l’ordre. Comprenez comme
vous voulez, moi je me comprends.
Pour l’instant, la priorité des priorités pour moi,
c’est cette crotte dans l’œil de Po-Paï que je veux nettoyer. Ce n’est pas parce
que je suis dans une nature sauvage qu’il me faut me traîner avec un chow-chow
dégueulasse. Po-Paï a toujours bénéficié d’une hygiène irréprochable et ce n’est
pas maintenant que cela changera. On peut très bien patauger dans la gadoue et
garder sa distinction de chow-chow de salon. Po-Paï a toujours eu une fourrure
impeccable grâce à mes brossages réguliers et je veux que cela continue. En ce
qui concerne les yeux de Po-Paï, nous accordons une attention toute
particulière. Catherine et moi nettoyons souvent, nous mettons des gouttes et,
dès qu’un écoulement apparaît, il est très vite délicatement enlevé.
Même en plein milieu de ce terrain boueux, je ne
saurai tolérer qu’une petite crotte à l’œil de mon chow-chow vienne me gâcher
cette matinée de plaisir. Viens Po-Paï, Papa va Te nettoyer.
Et voilà une excellente occasion d’utiliser le papier
hygiénique qui s’est déroulé à cause de Catherine. Pinaillage pour pinaillage,
autant transformer un inconvénient en avantage.
Il est tellement beau ce petit Po-Paï qu’il ne faut
surtout pas que de vilaines crottes viennent gâcher l’aspect de sa jolie
frimousse. Ce chow-chow est tellement ravissant à regarder que j’ai parfois
envie de lui faire de petites couettes dans son opulente crinière léonine. Je
lui mettrais bien des gentils nœuds-nœuds dans les cheveux mais je crains
qu’il n’ait l’air un peu efféminé.
Je prends le rouleau de papier hygiénique et
m’apprête à m’accroupir auprès de Po-Paï. Comme une bombe, Po-Paï détale ! Comme
une cloche, je reste avec mon papier hygiénique à la main. Pendant une seconde,
j’ai l’air aussi hébété que si mon chow-chow m’avait dit : « Torche-toi le
derrière avec ton PQ ! »
Po-Paï fonce vers de grosses masses noirâtres qui
courent. Des sangliers ! Un troupeau de sangliers ! Il y en a bien 4 ou 5
qui s’enfoncent dans les broussailles et les roseaux. Leur gabarit est plutôt
impressionnant et à mon avis, chacun de ces sangliers pèse au moins deux fois
plus lourd que Po-Paï. Néanmoins, le chow-chow les pourchasse !
Bon ! D’abord : du calme. Tout cela est dans l’ordre
des choses et quoi de plus naturel que de voir un chow-chow chasser du gibier.
Laissons faire la nature et tout rentrera dans l’ordre.
J’ai laissé faire une seconde ou deux, le temps
d’entendre un énorme charivari dans les roseaux. Je ne peux rien voir puisque
les herbes sont trop hautes. Qui est en train de massacrer l’autre ? Je doute
fort que notre Po-Paï ait le dessus car ces sangliers sont d’une taille
particulièrement impressionnante.
Je bondis vers les roseaux en hurlant le classique
« Po-Paï ! Viens ici ! » La dernière chose à laquelle je m’attends est que le
dénommé Po-Paï revienne gentiment sur ses pas. Conclusion : arrêtons de brailler
et agissons. Je retourne sur mes pas pour aller chercher le gros bâton que
j’avais tout à l’heure à la main. Voilà la raison pour laquelle je souhaite
toujours être armé d’un bâton : pour pouvoir se défendre dans de telles
situations.
En retournant vers le sac à dos, je croise encore
deux sangliers qui me frôlent les jambes pour aller rejoindre le gros de leur
troupe. Comme seul moyen de défense, je m’aperçois que j’ai à la main ce maudit
rouleau de papier hygiénique. Je le jette rageusement sur le sol, abandonne mon
projet de bâton, me retourne à nouveau et fonce dans la direction où est parti
Po-Paï. Si je rencontre un sanglier, je l’étrangle de mes propres mains. Obélix
en pâlira de jalousie.
Grand silence ! Au tumulte, a succédé un grand
silence. Plus rien ! Ils ont dû écrabouiller Po-Paï avec leurs énormes canines
et se sont évanouis dans la végétation. J’ai l’impression d’avoir été projeté
dans l’irréalité. J’ai basculé du charme au drame en quelques secondes. Pas la
peine de dramatiser puisque je n’ai toujours pas trouvé de cadavre mais
admettons tout de même que n’importe qui à ma place se trouverait un minimum
inquiet. Même un chasseur la trouverait saumâtre puisqu’il n’aurait pas eu le
temps de tirer un seul coup de fusil.
Mes pensées vont d’abord vers Catherine : que va
penser Catherine ? Que va-t-elle dire lorsque je rentrerai sans Po-Paï ? Pire !,
que me dira-t-elle si je lui annonce que… Mais c’est pas vrai !, dans quel
guêpier m’a encore mis ce satané chow-chow ? N’y a-t-il pas moyen d’être
tranquille cinq minutes ? Il y a quelques instants encore, je songeais à lui
faire des couettes avec son doux pelage et maintenant, il est parti à la
poursuite des sangliers !
Comme un forcené, j’avance au milieu des broussailles
en me jurant bien que si je rencontre un sanglier, il passera un sale quart
d’heure, et si je rencontre le Po-Paï, il passera un sale quart d’heure aussi. A
intervalles réguliers, je braille : « Po-Paï, où es-Tu ? Po-Paï, réponds-moi !
Po-Pâââ-iii ! »
Grand silence.
Angoisse.
Toutes ces secondes paraissent une éternité. Je suis
trop en rogne pour avoir peur. Je me dirige vers les eaux tumultueuses du Var et
observe à la surface : n’y a-t-il pas un cadavre de chow-chow en train de
flotter ? Si jamais je vois quelque chose, je n’hésite pas à sauter à l’eau.
Tant pis si le courant m’emporte. Je ne peux rentrer à la maison sans Po-Paï,
que dirait Catherine ?
Comme Rambo dans la jungle, j’avance méchamment en
terrain marécageux en écartant les broussailles. Rambo avait un terrible
avantage sur moi : il était armé jusqu’aux dents. Je m’arrête de temps à autre
pour écouter : rien ! Pas un aboiement, rien ! Plus de Po-Paï ! Il est mort le
Po-Paï. Il doit être écrabouillé, noyé ou dévoré.
…/…
Sur ce terrain spongieux, tout ce que je vais gagner
c’est un enlisement pur et simple. On ne retrouvera plus trace ni du Po-Paï, ni
du François. La seule indication qu’ils auront, c’est ce sac à dos… et ce
rouleau de papier hygiénique. Pas très glorieux comme fin.
Hein ? Imaginez que je termine cette histoire par :
FIN
Quelle impression vous auriez ?

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