Po-Paï
et la beauté
Voilà un sujet que je ne pouvais pas ne pas traiter. « Qu’est-ce
qu’il est beau ! » est une réflexion que j’entends souvent à mon sujet. Je ne
sais même pas ce que veut dire exactement ce mot « beau » que les gens utilisent
avec déférence en me regardant. Ce n’est pas de ma faute si je suis beau, je
suis né comme ça. Et si j’étais laid, aurais-je droit à tant d’égards ?
J’ai regardé dans les livres de François et j’ai vu que « beau » est
un adjectif que vous appelez « qualificatif ». Moi, je veux bien que vous me
donniez une qualification mais j’ai déjà la qualité de chow-chow et cela me
suffit amplement. J’ai vu qu’il y avait des quantités de définitions pour ce
terme « beau » : qui éveille un sentiment esthétique, qui suscite un plaisir
admiratif, qui est agréable, qui est conforme aux bienséances, convenable, qui
est noble, élevé, généreux, etc. Je suis tout cela moi ?
Je ne suis qu’un petit Po-Paï de deux ans et pourtant, je sens que
je vais devoir expliquer à vos académiciens ce que représente la beauté pour
moi. Dans ce domaine, il ne faut surtout pas chercher à compliquer les choses.
C’est en restant simple et humble que vous susciterez la beauté. Moins on en
dit, plus on a de chance de faire passer le message. Laissez-moi donc faire, je
vais vous montrer ce qu’est le sentiment du beau grâce à mes petites
illustrations.
Regardez bien cette pose :

J’avais deux mois. C’était la première fois que Catherine me prenait
dans ses bras. C’est à cette seconde précise que François a fait sa première
photo de moi. Ce cliché avec Catherine a servi de couverture au tome 1 de
« Notre chow-chow n’est pas un chien ».
Que vous le vouliez ou pas, cet instant est merveilleusement beau.
Beau, il l’a été pour Catherine toute émue, et je sentais bien ses mains
tremblantes sur moi, et j’entendais bien son petit cœur battre à toute vitesse
puisque j’étais tout contre elle. Moi aussi mon petit cœur battait car je savais
que j’allais quitter ma maman et mon papa pour toujours.
Beau, cet instant l’a été aussi pour François car il a cherché à
l’immortaliser sur papier à l’aide de photos et de livres. Il a écrit des pages
et des pages pour exprimer cette impression de beauté. Aux dernières nouvelles,
il continue toujours.
La beauté réside aussi dans le fait que je suis encore bébé. Tous
les enfants du monde sont beaux, que ce soient les petits des hommes ou nous,
les chows-chows. Comment voulez-vous ne pas trouver belle cette petite boule
duveteuse que vous voyez là ? J’ai encore le regard candide du nouveau-né, ma
minuscule langue noire dépasse en signe de soumission et je suis complètement
abandonné dans les bras de ma nouvelle maman Catherine.
Je suis mignon, c’est vrai, mais c’est surtout cet instant précis
qui est « beau ».
Ensuite, j’ai vécu des tas de situations qui m’ont permis de me
faire une bonne idée de ce qu’est le beau. Vous dites de moi que je suis beau,
j’ai donc un bon point de repère : moi. A partir de là, je peux porter un
jugement que vous ne pouvez considérer autrement que crédible.
Contrairement à beaucoup d’entre vous, je ne vois pas la beauté dans
le faste, les paillettes, les honneurs et la fréquentation des m’as-tu-vu. Je
veux bien admettre que la beauté soit parfois spectacle mais je n’admets pas
qu’elle soit exhibition. Tout ce qui est démonstratif détruit la beauté.
Imaginez que moi Po-Paï, je sois honoré, adulé, admiré et que je
gagne tous les concours de beauté. Je ressemblerais à quoi, je vous le demande ?
Quelle image (tiens !, la revoilà cette fameuse « image ») donnerais-je de la
beauté ?
Ceci ?, par exemple :

Regardez-moi cette andouille de chow-chow ! A quoi ressemble-t-il ?
Il a les yeux qui scintillent tellement, qu’ils ressemblent à deux étoiles. Même
sa jolie petite truffe en forme de cœur a disparu et elle est remplacée par une
étoile aussi. Sur le front, au lieu de ces petits plis énigmatiques qui le font
ressembler à un philosophe, il a un feu d’artifice miniature. Ce pourrait être
aussi une fontaine illuminée comme celles que l’on voit au Château de
Versailles. Et sa queue !, de quoi a-t-elle l’air ? On dirait un brasier chargé
d’illuminer Sa Splendeur Chow-Chow. Au cas où la luminosité ne serait pas
suffisante, ils ont placé une torche de l’autre côté. « Flamboyance » est le nom
qui pourrait être donné à cette pose pour le moins vaniteuse. Franchement, vous
me trouvez beau ainsi ?
Comme si cela ne suffisait pas, on me fait exhiber toutes mes
décorations. J’ai une couronne de lauriers comme celle qu’a portée Jules César
du temps de sa gloire. Quelqu’un me tend la coupe du champion des champions.
Toute cette scène se déroule dans une luminosité surnaturelle et à cet instant
précis, personne ne peut venir obscurcir ma splendeur.
Voilà une représentation symbolique du beau, admise bien souvent.
Moi, je n’aime pas. Même si vous y ajoutez certains accessoires, vous ne me
ferez pas changer d’avis. Si vous encadrez, par exemple :

Qu’il s’agisse d’une photo agrandie ou d’un
tableau peint, je ne ressens pas le beau. Il y a du burlesque dans une telle
composition, voire du pathétique. On dirait une madone chow-chow sanctifiée.
Même si les moulures de ce cadre étaient dessinées d’une façon plus régulière,
cela n’y changerait pas grand chose.

Si vous estimez que la forme rectangulaire de
cadre ne convient pas, essayons autre chose :

Pas vraiment plus convaincant.
Vous pouvez ainsi m’encadrer sous toutes sortes de formes, je doute
fort que la beauté jaillisse. De l’encadrement le plus simple comme celui-ci :

au plus sophistiqué avec une dédicace comme celui-là :

vous pouvez imaginer tous les motifs que vous voulez, vous n’arriverez qu’à
donner une image superficielle du beau. Voici quelques exemples à visualiser
pour que vous en soyez bien convaincus :






Et enfin un dernier pour bien montrer que même l’art abstrait n’y
peut rien quand il cherche à fuir la laideur en faisant croire aux naïfs qu’il a
accédé à la beauté suprême :

On arrête ?
Toutes ces illustrations précédentes me font
penser aux concours organisés par les sociétés canines. Sur le plan de la beauté
pure, ces spectacles me paraissent bien dérisoires. Remises de coupes et
médailles de premier prix dans des catégories multiples et bien compliquées me
laissent, moi Po-Paï, bien sceptique. Vous n’effleurez que très légèrement la
beauté, sans plus. Mais que de tractations commerciales derrière tout cela !
Vous rendez-vous compte, vous les hommes, de la laideur que vous y introduisez
avec toutes vos magouilles mesquines ? Et que dire de ces pauvres chows-chows
laqués et pomponnés comme des filles de trottoir ? Et quel scandale de savoir
que vous droguez beaucoup de mes congénères afin qu’ils restent tranquilles lors
du passage sur le podium ? Beau tout cela ? Allons donc !
Pour moi chow-chow, la beauté est une chose toute
simple. Elle se retrouve dans chaque attitude de la vie quotidienne. Il suffit
simplement d’être attentif à propos de certains petits détails. Prenons pour
exemple cette pose :

J’aime bien cette pose. Pas vous ? Pourtant, certains suspicieux
parmi vous font la grimace parce qu’ils pensent que je m’apprête à caguer.
Ils se disent : « Il va encore nous parler de ses foutues crottes ».
Faux ! Vous avez tout faux !
Je maintiens que cette pose est belle et
attendrissante. Il n’y manque qu’un petit accessoire. Je vous avais pourtant
bien dit que la beauté des choses réside souvent dans de petits accessoires
apparemment anodins.
Non, je ne m’apprête pas à chier à nouveau !
L’artiste qui a fait une esquisse de moi à ce moment-là a simplement oublié de
compléter son dessin de cette façon :

Une écuelle. Une simple écuelle. Je me désaltère…
Un simple petit accessoire change tout. La beauté tient souvent à
cela : un petit détail révélateur. Parfois, au nom de l’esthétique, il faut
oublier volontairement de signaler certaines particularités.
Prenons un dernier exemple.
Prenons Catherine par exemple. Catherine, ravissante entre toutes,
élégante, élancée, gracieuse, intelligente, aimable, souriante, prévenante,
a-do-ra-ble ! Adorable ! Que vous dire d’autre ? On a de la chance ou on n’en a
pas. Moi, j’ai eu la chance d’avoir pour maîtresse Catherine.
Prenons donc Catherine que je vais vous dessiner. Juste à côté de
notre ravissante Catherine, plaçons un pot de chambre. Oui : un pot de
chambre. Comme ceux que vous utilisez lorsque vous êtes malades, que vous ne
pouvez vous mettre debout et qu’il vous faut absolument faire vos besoins. Vous
en mettez parfois à côté parce que le pot de chambre n’est pas tout à fait…
Bon !, d’accord, passons !
Moi, de toute façon, je n’aurai jamais besoin de pot de chambre car
je fais… Bon !, d’accord, encore d’accord, passons !
Revenons à Catherine et à son pot de chambre.
Voyons ce que donne la scène une fois dessinée :
…
Euh !… J’peux pas. Non ! J’peux pas !
Je peux vous dessiner le pot de chambre tout seul, il ressemblera à
ceci :

Je peux vous dessiner Catherine toute seule, elle ressemblera à
cela :

Ou à quelque chose près
(Catherine a des attitudes plus réservées).
Mais les deux en même temps, je n’y arrive pas. Il y a quelque chose
qui me choque. Je sens que l’un des deux sujets est trop beau pour supporter
l’autre… et ce n’est certainement pas le pot de chambre. Représenter les deux
simultanément me paraît douteux au niveau du goût. Je doute que cela fasse beau.
Et voilà donc un super truc pour préserver la beauté : faire
abstraction de certaines choses, ne pas les associer. C’est-à-dire faire
semblant de ne pas voir certaines choses.

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